Pendant longtemps, les livres d’Histoire ont donné des populations de l’An 1000 l’image d’une masse terrifiée par l’imminence de l’Apocalypse, guettant dans chaque manifestation naturelle le signe de l’approche de la fin des Temps. Cette vision a été depuis largement réévaluée. Pour l’immense majorité des hommes et des femmes qui ont vécu le passage du Xe au XIe siècle, l’horreur du quotidien était plus faite de disettes, d’oppression chevaleresque et d’omniprésence d’une nature hostile. Seuls ou presque les clercs avaient à la fois la culture et les repères temporels propres à associer les dérèglements naturels qu’ils observaient aux prévisions apocalyptiques de saint Jean, comme le prouvent deux chroniques régionales narrant les expéditions militaires de l’archevêque de Bourges en 1038 (voir le précédent article sur la prise du château de Bannegon).
Deux abbayes majeures du paysage spirituel berrichon ont consigné des signes météorologiques et astronomiques précédant les troubles inouïs dont le Berry a été le théâtre lorsque d’Aymon, archevêque de Bourges, se mit en campagne contre les forteresses de Bannegon et de Châteauneuf-sur-Cher. Pour les chroniqueurs de Déols et de Fleury, le désordre moral provoqué par ces deux guerres sacrilèges pouvait être un symptôme apocalyptique, et il n’était pas isolé.
La Chronique de Déols note, assez curieusement, l’ occurrence d’une éclipse de lune survenue à la Pâques 1028, soit dix ans avant les expéditions archiépiscopales. Les sources de la NASA confirment ce phénomène, ayant été visible dans sa totalité en Bretagne et en Espagne. Une lune aux contours atténués par l’ombre de la Terre et à la couleur orangée à marqué les esprits des moines déolois. Je dis curieusement, car il n’est fait aucun cas d’un phénomène dont on aurait pu s’attendre à une portée plus symbolique, l’éclipse annulaire du 29 juin 1033, l’année du millième anniversaire de la passion du Christ, attendue par certains clercs comme la vraie date de l’Apocalypse annoncée.
Cette petite éclipse a été visible de Déols, sa bande de totalité s’étalant d’ouest en est à travers les Charentes, le Limousin, l’Auvergne et le nord des Alpes, mais le chroniqueur du monastère n’en dit rien.
Pour les bénédictins de Fleury, en Orléanais, ce sont des nuées couleur de sang qui envahissent le ciel le 8 août 1038, à partir de midi, et cela pendant deux heures. Le même phénomène, plus long, se reproduit toute la journée du lendemain. Le moine de Fleury constate, mais n’explique pas car, implicitement, le lecteur comprend que Dieu est l’auteur de ces signes qui croissent en intensité. La région connut-elle un épisode orageux d’une densité exceptionnelle, ou fut-elle survolée par des nuages de micro-particules troublant la lumière solaire? On sait que des cendres dispersées par des incendies de forêt ou par des éruptions volcaniques provoquent de tels effets visuels.
A-t-on plus simplement là l’écho d’une autre éclipse annulaire survenue le 22 août 1039, dont l’ombre a balayé la Bretagne, le Poitou et l’Auvergne, donc parfaitement visible du Berry? Un amalgame chronologique est loin d’être exclu.
Les deux chroniques, avec des mots différents, se rejoignent sur un point. Des nuances de la lune d’avril aux teintes du ciel estival, c’est bien la couleur du sang que l’on retrouve, annonciatrice des massacres qui endeuillèrent la région de Bourges lors de cette funeste année 1038.